22 octobre 2015

Un échec philosophique

Durant notre première séance, nous avons étudié un extrait du Traité du Ciel d’Aristote. Dans cet extrait, il explique les trois sens différents du mot : « Ciel », OURANOS en grec ancien.

« § 6. Mais disons d'abord ce que nous entendons par le ciel, et combien de sens a ce mot, afin que la recherche à laquelle nous nous livrons en devienne d'autant plus claire. En un premier sens, nous disons que le ciel est la substance de la périphérie dernière de l'univers, ou bien que c'est le corps naturel qui est à l'extrême limite de cette périphérie du monde; car l'usage veut qu'on entende surtout par le ciel la partie élevée et extrême où nous disons que réside inébranlable tout ce qui est divin. Dans un autre sens, le ciel est le corps qui est continu à cette extrême circonférence de l'univers où sont la lune, le soleil et quelques autres astres ; car nous disons que ces grands corps sont placés dans le ciel. Enfin en un troisième sens, nous appelons ciel le corps qui est enveloppé par la circonférence extrême ; car nous appelons ordinairement ciel la totalité des choses et l'ensemble de l'univers. »
Aristote. Traité du Ciel, 279 a. Traduction Barthélémy de Saint-Hilaire.

Introduction

            Ce texte est difficile parce que s’y  entrelacent une manière proprement aristotélicienne d’aborder une notion et une histoire de cette notion dans la culture grecque. La manière aristotélicienne ne consiste pas à répondre frontalement à la question : qu’est-ce que le ciel ? Elle procède à une enquête sur le sens de la notion, à un véritable dénombrement de ses sens. Il faut donc partir des significations reçues du mot grec : Ouranos. « Combien de sens » a le mot Ouranos ?
            Nous sommes déconcertés parce que nous sommes peu habitués à ce recueil de significations- et pourtant, ne faut-il pas commencer par s’entendre sur le sens des mots avant de tenir un discours ? Dans ce paragraphe, Aristote ne prend pas position. Et c’est précisément à la fois ce qui fait la valeur et la difficulté de ce passage. En effet, ces quelques lignes présentent un résumé très condensé d’une manière antique de voir le Ciel. Cette manière n’est évidemment plus la nôtre. Même si nous regardons la même chose, nous ne voyons plus la même chose.
            Ces quelques lignes d’introduction n’ont pas pour but de relativiser la recherche scientifique. Ce n’est pas une simple manière de... Car, lorsqu’on présente plusieurs acceptions d’une même notion, la question qui doit  venir à l’esprit est celle de savoir laquelle est la vraie. Or, dès que nous posons la question du vrai, nous faisons référence à une valeur qui est au-delà de tel ou tel point de vue. On ne peut donc pas confondre la question de la signification (qui relève de la culture) avec la question du vrai (qui relève de normes universelles).
            Mais alors, pourquoi revenir sur ce texte ? Afin de répondre à cette question, il est tout d’abord nécessaire de revenir, dans un premier temps, sur les trois significations retenues par le Stagirite ; puis, dans un deuxième temps, de suggérer ce qui nous sépare d’Aristote, sans aucunement prétendre à l’exhaustivité.

            1) Les trois  significations :

            Première signification : « (...) le ciel est la substance de la périphérie dernière de l’univers,(...) c’est le corps naturel (...) à l’extrême limite de cette périphérie du monde ». Il s’agit de la même signification, même si Aristote l’exprime de deux façons différentes. Or, Aristote justifie cette signification par l’usage : « l’usage veut qu’on entende surtout par le ciel la partie élevée et extrême où nous disons que réside inébranlable tout ce qui est divin ». Mais qui fait un tel usage du  mot Ouranos ? Pour comprendre cette signification, il faut  donc que nous recherchions dans son contexte culturel, dans son milieu de savants de l’époque, un accord sur ce sens du mot Ciel. Aristote n’invente pas cette signification : il ne fait que la rapporter.
            Mais notons au passage que cette signification ne nous  est pas totalement étrangère : car dire que le Ciel est le lieu du divin entre en consonance, sinon en résonnance, avec certaines représentations religieuses liées. Lorsqu’un homme est mort, et qu’il n’a pas vécu trop injustement, certaines croyances consolantes disent : il n’est plus de ce monde, et son âme est montée au ciel. En d’autres termes, la différence monde/ciel, et la symbolique attachée à cette différence, est encore bien présente. En lisant Aristote, nous faisons donc aussi l’archéologie de certaines représentations. 
            Par ailleurs, nous devons être très attentifs au fait suivant : dans cette première  signification, il y a apparemment trois termes, mais c’est un effet de la traduction. Aristote commence son enquête de la manière suivante : « ...τί λέγομεν εἶναι τὸν οὐρανὸν... »- Ce qui est entendu par le mot « ciel ». Ensuite : « nous disons que le ciel est la substance de la périphérie dernière de l’univers » : « ... οὖν τρόπον οὐρανὸν λέγομεν τὴν οὐσίαν τὴν τῆς ἐσχάτης τοῦ παντὸς περιφορᾶς... » Ce qui l’intéresse dans cette signification, c’est le lieu céleste- le tropov ouranov- et ce lieu est rempli d’une substance (qui deviendra, plus tard, l’éther) : tèn ousiav, qui est à la périphérie dernière du TOUT ( tès eskatès tou pantos  périphoras) Le ciel est un lieu ultime qui a sa substance propre, entièrement distincte des éléments que nous trouvons sur terre et dont sont formés les corps terrestre soumis au changement. L’ousia (la substance) du ciel n’a rien à voir avec les éléments de la terre. Du coup, il ne peut y avoir une  unification de l’étude de ce qui se passe sur Terre et de ce qui se passe ( si tant est que quelque chose se passe) dans la substance qui remplie le lieu  céleste.

            Prenons un peu de distance par rapport au texte. Pour nous, aujourd’hui, qu’est-ce que cela veut dire ? En particulier ceci : à l’époque d’Aristote, il ne peut y  avoir une unification de la physique céleste et de la physique terrestre : le Ciel a son ousia propre ; la Terre a ses éléments propres. Mais alors, à quelle condition cette unification sera-t-elle possible ? En particulier, qu’on se détache  de toute considération de la substance (qui apparaîtra après coup comme un obstacle épistémologique).

D’où vient cette signification ? Sans doute de l’école de Pythagore. C’est dans cette pensée, à la fois mathématique et mystique, que se trouve formulée d’une part la distinction entre le Cosmos, région du supralunaire- ce qui est au-delà de la Lune- et notre région terrestre, qui est sub-lunaire. Dans le supra-lunaire, il y a ordre et beauté- c’est à dire : harmonie. Dans le sublunaire, il y a du désordre, du changement, de la corruption. De même, chez les pythagoriciens, la sphère est la figure parfaite.

En gros, pour un pythagoricien comme Philolaos de Crotone, voici comment se disposent les uns par rapport aux autres le Ciel (il serait plus juste de dire : le lieu céleste), la  Lune  et la Terre.


Philolaos a vécu entre 450 et 400 avant JC. Aristote hérite en partie de cette représentation. Ce que nous pouvons retenir, c’est, d’une part, que d’après la première signification, le lieu céleste est situé au niveau de la sphère des étoiles fixes. D’autre part, il n’y a rien au-delà de cette sphère : « tous les corps qui sont dans un lieu nous sont perceptibles. Il n'y a donc pas de corps infini en dehors du ciel. Ceci même n'est pas vrai seulement avec cette restriction ; il faut dire, absolument parlant, qu'il n'y a point de corps en dehors du ciel » ( Du Ciel, 276 a, même traducteur). En  d’autres termes, le lieu céleste finit l’univers.

Deuxième signification :
« le ciel est le corps qui est continu à cette extrême circonférence de l’univers où sont la lune, le soleil et quelques autres astres ». (ἐν ᾧ σελήνη καὶ ἥλιος καὶ ἔνια τῶν ἄστρων) (sélènè, hélios, astrion). Selon cette deuxième signification, tout baigne dans le ciel - c’est à dire : dans ce lieu empli d’une substance. Du moins, tout ce qui est au-delà de la lune.

Troisième signification :
« ciel » désigne « le corps qui est enveloppé par la circonférence extrême »: « λέγομεν οὐρανὸν τὸ περιεχόμενον σῶμα ὑπὸ τῆς ἐσχάτης περιφορᾶς » Selon cette troisième signification, le ciel est à la fois contenu à l’intérieur de la sphère des étoiles fixes, et contenant de tout ce qui est visible.

On peut ainsi constater qu’il y a une progression dans ces trois significations. Le ciel est à la fois ce qui est enveloppé dans une certaine limite et ce qui contient. A partir de là se met en place le modèle des deux sphères : la sphère celeste et la sphère terrestre. Tout l’enjeu des observations sera d’expliquer les mouvements visibles dans les deux sphères.

RESULTATS :

    La lecture de ce texte est un échec. Et nous tenons à laisser notre tentative telle quelle. Il peut aussi y avoir des échecs de tentative d’interprétation en philosophie. Il y a des échecs de compréhension en philosophie comme il y a des échecs dans d’autres domaines du savoir. Et ces échecs sont intéressants. Pourquoi ?
·         Il n’a pas été question de donner la bonne interprétation. Bien sûr, nous pouvons cerner globalement la structure de l’extrait, les trois significations de « ciel ». Mais nous assumons de laisser telle quelle notre tentative pour la raison suivante : comprendre ce texte aurait nécessité que nous en tirions les conséquences pour la  manière antique d’observer le ciel. Pour comprendre ce texte, il faudrait disposer d’une meilleure connaissance de la science grecque


·         Ces échecs sont intéressants parce qu’ils permettent de mesurer un écart : lorsque nous lisons un texte ancien, nous ne pouvons accéder à son sens si nous partons de nos propres significations. 


     M.LUQUET

21 octobre 2015

Le traité du ciel d'Aristote

Durant notre deuxième séance, nous avons étudié un extrait du Traité du Ciel d’Aristote. Dans cet extrait, il explique les trois sens différents qu’aurait le mot « Ciel ».

  •   Selon une première définition, le ciel  est le corps naturel à l’extrême périphérie de l’univers, le plus grand ensemble, une limite qui renferme l’Univers, où réside le Divin et l’Inébranlable. Par opposition au monde (où nous vivons). Le monde et le ciel n’ont pas la même dignité anthologique. En d’autres termes,  Aristote fait ici une hiérarchisation entre, d’une part, le monde, le microscopique, et d’autre part l’univers, le macroscopique. Ainsi ce qui appartient au ciel, lieu de la perfection, l’au-delà, est d’une valeur plus élevée que ce qui appartient au monde, l’ici-bas. De plus, le ciel serait le lieu de l’inébranlable, c’est-à-dire où tout est incorruptible, où il n’y a pas de dégradation, par opposition au monde, lieu du changement (la croissance, la décroissance, la vie, la mort…). Ce qui est constant dans le monde, ce sont les rapports entre les phénomènes (physiques).

  • Ainsi Aristote fait une distinction : des lois physiques qui sont valables pour un degré de la réalité ne sont pas valables pour un autre. La science moderne avec Newton révolutionnera ce concept, avec une unification universelle (des lois physiques).
  •   Une deuxième définition suggère que le ciel serait un contenant, dans lequel sont les astres. (cf. schéma 3 : sphère des étoiles fixes). Cependant, ces astres comme la Lune, le Soleil ou Jupiter, sont observables. Nous avons pu observer un changement dans ces astres. Les idées d’Aristote sont alors bouleversées.
  •  Enfin, un dernier sens au ciel serait l’ensemble de l’Univers, lui-même enveloppé dans la circonférence extrême.

Dans le schéma 2, sont représentés les mouvements des éléments (du monde sublunaire), comme nous les avons vus durant la première séance. Cette conception des mouvements d’Aristote conforte ses idées sur le cosmos : ainsi le feu a un mouvement ascendant car il cherche à rejoindre son lieu de repos, le Soleil. L’eau et la Terre ont un mouvement descendant car ils tentent aussi de rejoindre leur lieu de repos, le bas.
fig. 1
fig. 2


fig. 3